Le roman de l’Iraqienne Inaam
Kachachi figure parmi la courte liste du Prix du
roman arabe 2009. Al-Hafida al-amrikia, dont la traduction
en français verra le jour l’automne prochain aux éditions
Liana Levi, restaure la mémoire de l’Iraq à travers la saga
d’une Américaine d’origine iraqienne qui se présente à
Baghdad comme interprète parmi les rangs des forces
américaines.
La petite fille américaine
« Quatre-vingt-dix-sept mille dollars par an, logé, nourri,
blanchi ». Voilà la phrase qui a jeté le trouble dans les
esprits et fait tourner les têtes lorsqu’elle s’est propagée
parmi les Iraqiens et les autres Arabes de Détroit, allumant
des soleils sous leurs épaisses couvertures et donnant à
croire qu’une branche de palmier tropical venait s’incliner
au-dessus de la couche de neige qui couvrait encore les
jardins des maisons.
Sahira est venue me voir et m’a jeté la phrase à la figure,
cette phrase pareille à un tison brûlant, après quoi elle
est repartie en trombe, sans même prendre le temps de boire
son café. J’ai entendu crisser les roues de sa vieille
Toyota tandis qu’elle se hâtait d’aller diffuser la bonne
parole aux autres amis et aux proches.
Une parole trop précieuse pour être confiée aux téléphones
portables. Et puis c’était comme le loto, il n’était pas
donné à tout le monde de le remporter, seuls avaient leur
chance ceux qui, comme moi et Sahira, possédaient le rare
privilège d’être Américains et de parler couramment l’arabe.
Comme je lui demandais comment elle ferait pour partir et
laisser ses deux adolescents, elle a répliqué en toute
simplicité :
— Mes garçons ? Ils n’en ont pas dormi de joie, et m’ont
suppliée de m’inscrire au plus vite pour éviter que
l’occasion me file entre les doigts et profite à quelqu’un
d’autre.
Quatre-vingt-dix-sept mille dollars, c’est largement assez
pour que les enfants consentent à expédier leurs parents au
front ; encore n’est-ce pas là que le montant de base, s’y
ajoutent trente-cinq pour cent de prime de danger, et autant
pour les frais et dépenses, sans parler de quelques cerises
sur le gâteau par-ci par-là. Tout compris, on atteint
tranquillement les cent quatre-vingt-six mille dollars. Un
chiffre suffisamment élevé pour persuader un pauvre gueux du
quartier de 7-Mile de dire adieu à son quartier sans retour,
suffisamment élevé aussi pour payer l’acompte nécessaire à
l’achat d’une grande maison dans les cottages de Southfield
ou à l’acquisition d’une nouvelle voiture. C’est aussi
largement assez pour envoyer mon frère Yazan — dont le
prénom ici en Amérique est devenu Jason — dans un centre de
désintoxication pour drogués et plus tard le faire admettre
à l’université.
Un ou deux ans à ce régime-là et tout sera rentré dans
l’ordre. Je pourrai aussi laver les poumons de ma mère de
cette saleté de tabac bon marché qu’elle a abondamment fumé
toutes les nuits en pleurant. Le paravent de bois qui
séparait nos chambres n’a pas empêché ses sanglots de me
parvenir. Parfois, elle pleurait sans bruit, comme une
télévision en panne ; j’avais souvent surpris ses joues
mouillées de larmes. J’ai ainsi appris que les femmes ne
pleurent pas seulement quand elles sont quittées, mais aussi
quand le besoin les tenaille. L’argent est une forme de
bonheur, et avec cette somme, j’apporterai le bonheur à ma
mère ... Pas question de laisser passer cette occasion !
Quelques jours après la visite de Sahira, les sociétés
chargées du recrutement par le ministère de la Défense ont
diffusé des publicités dans les villes à forte concentration
d’immigrés, sur les chaînes de télévision locales, sur
Internet, à la sortie de la messe dominicale célébrée dans
les églises de Détroit et de Chicago, et même dans les
mosquées chiites de Dearborn.
Un coup de baguette magique a brusquement déchaîné une
avalanche de surenchères, de prises de position, de fausses
nouvelles et de poudre aux yeux. Certains sont favorables à
l’idée et applaudissent des deux mains, bien sûr qu’ils faut
tenter l’expérience ! D’autres détournent la tête en
crachant et en se pinçant le nez, mettant en garde contre la
trahison du pays dont le Tigre et l’Euphrate ont naguère
étanché notre soif, quand bien même ce serait dans l’intérêt
de notre nouvelle patrie qui nous abreuve jour et nuit de
Coca-Cola.
La guerre est sur le point d’éclater et partout on ne parle
que de cela, on entend ses tambours battre dans les
manchettes des journaux et dans les discours des membres du
Congrès, on voit ses éclairs briller sur les drapeaux
pavoisés au-dessus des entrées des maisons, sur les avions
qui traversent l’espace aérien et les bateaux qui battent le
rappel de leurs marins pour les emmener vers les mers
chaudes.
C’est ainsi que par une journée semblable à toutes les
autres, après avoir effectué le tour de la maison pour
l’éternelle corvée de ménage, je me suis installée et j’ai
composé le numéro d’un des cabinets qui recrutaient des
interprètes arabes. J’ai dûment envoyé les renseignements
qu’on me réclamait. Je n’avais pas peur de la guerre, d’être
tuée ou estropiée ; je répétais la formule martelée par Fox
News : il s’agissait d’une mission d’intérêt national.
J’étais une combattante aspirant à aider mon gouvernement,
mes concitoyens, mon armée, notre armée américaine qui
allait là-bas pour faire tomber Saddam et libérer un peuple
qui avait bu l’amertume jusqu’à la lie.
Un peu plus tard, j’ai arrêté ma voiture sur le grand parvis
devant les magasins Wall Mart, mais au lieu d’en descendre,
je suis restée dans le véhicule, sans bouger, surveillant la
neige qui tombait à gros flocons sur mon pare-brise.
Plus besoin à présent de me préoccuper d’un nouveau
chemisier ou de nouvelles chaussures, c’est un tout autre
costume que je vais porter désormais. Comme j’appuie mon
bras sur le volant, j’aperçois une soldate en tenue de
combat parcourant l’esplanade d’un pas décidé en direction
de la gloire qui l’attend à un ou deux rêves de distance,
là-bas dans ce pays qui m’a vue naître.
* * *
La guerre avait commencé sans moi. J’avais appris la
nouvelle par la télévision, juste après que le président
américain eut obtenu l’accord du Congrès. Quant aux
Nations-Unies, qui s’en souciait ? Quelles nations ? Quelles
fadaises ?!
Dès le début des opérations, nous étions tous devenus
esclaves de la télé. Nous nous collions devant le journal
télévisé sans jamais en avoir assez. Et si quelqu’un était
surpris à s’assoupir, une dizaine de mains se tendaient vers
lui pour le secouer afin qu’il se réveille : s’endormir,
c’était passer à côté de l’Histoire !
Malgré mon enthousiasme pour la guerre, j’ai découvert que
je souffrais d’un mal étrange et indéfinissable. En fait, je
me posais des questions sur mon identité : étais-je une
hypocrite, une Américaine à double visage ? Ou bien une
Iraqienne temporairement en sommeil, comme ces espions
dormants qu’on infiltre des années à l’avance en territoire
ennemi ? Pourquoi donc éprouvais-je de la pitié pour les
victimes, comme si je tenais de mère Teresa, celle qui
partageait son nom avec sainte Thérèse, mon ange gardien ?
Je me recroquevillais sur place en voyant Bagdad ployer sous
les bombes, tandis que les colonnes de fumée s’élevaient
dans le ciel après les raids américains, c’était comme si je
m’étais vue en train de mettre le feu à mes propres cheveux
à l’aide du briquet de ma mère, ou de me lacérer la peau
avec des ciseaux, ou encore de m’administrer de la main
droite une énorme gifle sur ma joue gauche.
Pourquoi étais-je incapable de m’asseoir cinq minutes ? Je
parlais à mon autre moi et lui disais : il y a à Bagdad des
gamins terrorisés, des innocents qui meurent sans raison.
Ces gamins, ajoutais-je, pourraient fort bien être les
enfants de ta vieille camarade d’école, et ces innocents
pourraient être les fils de ton oncle paternel ou les filles
de tes tantes maternelles. Et ce cadavre carbonisé à
l’entrée de l’hôpital Al-Karkh pourrait fort bien être celui
de Suhaïl, le fils de votre ancienne voisine Sett Lamia, ce
garçon qui avait voulu t’embrasser sur la terrasse de la
maison d’Al-Ghadir. Aurais-tu oublié le premier baiser de
ton existence, le jour où vous êtes montés tous les deux
là-haut — avec sur votre nez ces lunettes de soleil en
carton offertes par le journal Al-Mizmar — pour observer
l’éclipse de soleil ?
La télévision ne cessait de jouer avec nos émotions. L’écran
nous envoyait des décharges d’adrénaline en nous donnant à
entendre le bruit des canons qui résonnent, des bombes qui
explosent, des hommes qui courent pour échapper à la mort,
et en nous montrant des images d’embrasement, de fumée et de
jeunes gens terrorisés qui, le visage blême, esquissaient
néanmoins le signe de la victoire à l’intention des
photographes.
J’ai vu des grappes de gens entrer et sortir précipitamment
des bâtiments administratifs, portant sur la tête ou sur le
dos des tables, des pots de fleurs, des plantes
artificielles. Tous galopaient furieusement afin d’emmener
tout ce qu’ils pouvaient !!! Certains souriaient aux caméras
quand elles les surprenaient dans leur fuite, mais la
plupart détournaient la tête afin d’échapper à leur regard
inquisiteur.
Désormais, Bagdad appartenait à tout le monde, et l’Iraq
n’avait plus de maître.
Traduit de l’arabe (Iraq) par Ola Mehanna et Khaled Osman