Al-Ahram Hebdo, Littérature | Inaam Kachachi; La petite fille américaine
  Président Morsi Attalla
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 11 au 17 mars 2009, numéro 757

 

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Littérature

Le roman de l’Iraqienne Inaam Kachachi figure parmi la courte liste du Prix du roman arabe 2009. Al-Hafida al-amrikia, dont la traduction en français verra le jour l’automne prochain aux éditions Liana Levi, restaure la mémoire de l’Iraq à travers la saga d’une Américaine d’origine iraqienne qui se présente à Baghdad comme interprète parmi les rangs des forces américaines. 

La petite fille américaine 

« Quatre-vingt-dix-sept mille dollars par an, logé, nourri, blanchi ». Voilà la phrase qui a jeté le trouble dans les esprits et fait tourner les têtes lorsqu’elle s’est propagée parmi les Iraqiens et les autres Arabes de Détroit, allumant des soleils sous leurs épaisses couvertures et donnant à croire qu’une branche de palmier tropical venait s’incliner au-dessus de la couche de neige qui couvrait encore les jardins des maisons.

Sahira est venue me voir et m’a jeté la phrase à la figure, cette phrase pareille à un tison brûlant, après quoi elle est repartie en trombe, sans même prendre le temps de boire son café. J’ai entendu crisser les roues de sa vieille Toyota tandis qu’elle se hâtait d’aller diffuser la bonne parole aux autres amis et aux proches.

Une parole trop précieuse pour être confiée aux téléphones portables. Et puis c’était comme le loto, il n’était pas donné à tout le monde de le remporter, seuls avaient leur chance ceux qui, comme moi et Sahira, possédaient le rare privilège d’être Américains et de parler couramment l’arabe. Comme je lui demandais comment elle ferait pour partir et laisser ses deux adolescents, elle a répliqué en toute simplicité :

— Mes garçons ? Ils n’en ont pas dormi de joie, et m’ont suppliée de m’inscrire au plus vite pour éviter que l’occasion me file entre les doigts et profite à quelqu’un d’autre.

Quatre-vingt-dix-sept mille dollars, c’est largement assez pour que les enfants consentent à expédier leurs parents au front ; encore n’est-ce pas là que le montant de base, s’y ajoutent trente-cinq pour cent de prime de danger, et autant pour les frais et dépenses, sans parler de quelques cerises sur le gâteau par-ci par-là. Tout compris, on atteint tranquillement les cent quatre-vingt-six mille dollars. Un chiffre suffisamment élevé pour persuader un pauvre gueux du quartier de 7-Mile de dire adieu à son quartier sans retour, suffisamment élevé aussi pour payer l’acompte nécessaire à l’achat d’une grande maison dans les cottages de Southfield ou à l’acquisition d’une nouvelle voiture. C’est aussi largement assez pour envoyer mon frère Yazan — dont le prénom ici en Amérique est devenu Jason — dans un centre de désintoxication pour drogués et plus tard le faire admettre à l’université.

Un ou deux ans à ce régime-là et tout sera rentré dans l’ordre. Je pourrai aussi laver les poumons de ma mère de cette saleté de tabac bon marché qu’elle a abondamment fumé toutes les nuits en pleurant. Le paravent de bois qui séparait nos chambres n’a pas empêché ses sanglots de me parvenir. Parfois, elle pleurait sans bruit, comme une télévision en panne ; j’avais souvent surpris ses joues mouillées de larmes. J’ai ainsi appris que les femmes ne pleurent pas seulement quand elles sont quittées, mais aussi quand le besoin les tenaille. L’argent est une forme de bonheur, et avec cette somme, j’apporterai le bonheur à ma mère ... Pas question de laisser passer cette occasion !

Quelques jours après la visite de Sahira, les sociétés chargées du recrutement par le ministère de la Défense ont diffusé des publicités dans les villes à forte concentration d’immigrés, sur les chaînes de télévision locales, sur Internet, à la sortie de la messe dominicale célébrée dans les églises de Détroit et de Chicago, et même dans les mosquées chiites de Dearborn.

Un coup de baguette magique a brusquement déchaîné une avalanche de surenchères, de prises de position, de fausses nouvelles et de poudre aux yeux. Certains sont favorables à l’idée et applaudissent des deux mains, bien sûr qu’ils faut tenter l’expérience ! D’autres détournent la tête en crachant et en se pinçant le nez, mettant en garde contre la trahison du pays dont le Tigre et l’Euphrate ont naguère étanché notre soif, quand bien même ce serait dans l’intérêt de notre nouvelle patrie qui nous abreuve jour et nuit de Coca-Cola.

La guerre est sur le point d’éclater et partout on ne parle que de cela, on entend ses tambours battre dans les manchettes des journaux et dans les discours des membres du Congrès, on voit ses éclairs briller sur les drapeaux pavoisés au-dessus des entrées des maisons, sur les avions qui traversent l’espace aérien et les bateaux qui battent le rappel de leurs marins pour les emmener vers les mers chaudes.

C’est ainsi que par une journée semblable à toutes les autres, après avoir effectué le tour de la maison pour l’éternelle corvée de ménage, je me suis installée et j’ai composé le numéro d’un des cabinets qui recrutaient des interprètes arabes. J’ai dûment envoyé les renseignements qu’on me réclamait. Je n’avais pas peur de la guerre, d’être tuée ou estropiée ; je répétais la formule martelée par Fox News : il s’agissait d’une mission d’intérêt national. J’étais une combattante aspirant à aider mon gouvernement, mes concitoyens, mon armée, notre armée américaine qui allait là-bas pour faire tomber Saddam et libérer un peuple qui avait bu l’amertume jusqu’à la lie.

Un peu plus tard, j’ai arrêté ma voiture sur le grand parvis devant les magasins Wall Mart, mais au lieu d’en descendre, je suis restée dans le véhicule, sans bouger, surveillant la neige qui tombait à gros flocons sur mon pare-brise.

Plus besoin à présent de me préoccuper d’un nouveau chemisier ou de nouvelles chaussures, c’est un tout autre costume que je vais porter désormais. Comme j’appuie mon bras sur le volant, j’aperçois une soldate en tenue de combat parcourant l’esplanade d’un pas décidé en direction de la gloire qui l’attend à un ou deux rêves de distance, là-bas dans ce pays qui m’a vue naître.

* * *

La guerre avait commencé sans moi. J’avais appris la nouvelle par la télévision, juste après que le président américain eut obtenu l’accord du Congrès. Quant aux Nations-Unies, qui s’en souciait ? Quelles nations ? Quelles fadaises ?!

Dès le début des opérations, nous étions tous devenus esclaves de la télé. Nous nous collions devant le journal télévisé sans jamais en avoir assez. Et si quelqu’un était surpris à s’assoupir, une dizaine de mains se tendaient vers lui pour le secouer afin qu’il se réveille : s’endormir, c’était passer à côté de l’Histoire !

Malgré mon enthousiasme pour la guerre, j’ai découvert que je souffrais d’un mal étrange et indéfinissable. En fait, je me posais des questions sur mon identité : étais-je une hypocrite, une Américaine à double visage ? Ou bien une Iraqienne temporairement en sommeil, comme ces espions dormants qu’on infiltre des années à l’avance en territoire ennemi ? Pourquoi donc éprouvais-je de la pitié pour les victimes, comme si je tenais de mère Teresa, celle qui partageait son nom avec sainte Thérèse, mon ange gardien ? Je me recroquevillais sur place en voyant Bagdad ployer sous les bombes, tandis que les colonnes de fumée s’élevaient dans le ciel après les raids américains, c’était comme si je m’étais vue en train de mettre le feu à mes propres cheveux à l’aide du briquet de ma mère, ou de me lacérer la peau avec des ciseaux, ou encore de m’administrer de la main droite une énorme gifle sur ma joue gauche.

Pourquoi étais-je incapable de m’asseoir cinq minutes ? Je parlais à mon autre moi et lui disais : il y a à Bagdad des gamins terrorisés, des innocents qui meurent sans raison. Ces gamins, ajoutais-je, pourraient fort bien être les enfants de ta vieille camarade d’école, et ces innocents pourraient être les fils de ton oncle paternel ou les filles de tes tantes maternelles. Et ce cadavre carbonisé à l’entrée de l’hôpital Al-Karkh pourrait fort bien être celui de Suhaïl, le fils de votre ancienne voisine Sett Lamia, ce garçon qui avait voulu t’embrasser sur la terrasse de la maison d’Al-Ghadir. Aurais-tu oublié le premier baiser de ton existence, le jour où vous êtes montés tous les deux là-haut — avec sur votre nez ces lunettes de soleil en carton offertes par le journal Al-Mizmar — pour observer l’éclipse de soleil ?

La télévision ne cessait de jouer avec nos émotions. L’écran nous envoyait des décharges d’adrénaline en nous donnant à entendre le bruit des canons qui résonnent, des bombes qui explosent, des hommes qui courent pour échapper à la mort, et en nous montrant des images d’embrasement, de fumée et de jeunes gens terrorisés qui, le visage blême, esquissaient néanmoins le signe de la victoire à l’intention des photographes.

J’ai vu des grappes de gens entrer et sortir précipitamment des bâtiments administratifs, portant sur la tête ou sur le dos des tables, des pots de fleurs, des plantes artificielles. Tous galopaient furieusement afin d’emmener tout ce qu’ils pouvaient !!! Certains souriaient aux caméras quand elles les surprenaient dans leur fuite, mais la plupart détournaient la tête afin d’échapper à leur regard inquisiteur.

Désormais, Bagdad appartenait à tout le monde, et l’Iraq n’avait plus de maître.

Traduit de l’arabe (Iraq) par Ola Mehanna et Khaled Osman

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Inaam Kachachi 

Historienne, journaliste et écrivaine iraqienne, qui malgré sa résidence en France ne cesse de ressusciter la mémoire de sa patrie. Mis à part ses correspondances à plusieurs journaux arabes, elle a déjà publié deux œuvres littéraires : Laurna, sanawatha maa Jawad Sélim (Laurna, ses années avec Jawad Sélim), récit entre biographie et roman (Dar Al-Gadid, Beyrouth, 1998) et un roman : Sawaqi al-qoloub (roue à eau des cœurs) aux éditions d’Al-Moassassa al-arabiya lil derassat wal nachr en 2005. Féministe, elle a aussi publié un ouvrage en français sur le quotidien des Iraqiennes pendant les années d’embargo, Paroles d’Iraqiennes, le drame iraqien écrit par des femmes, aux éditions Le Serpent à plumes en 2003.

 




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