Insolite.
A 70 ans, Fathi Moustapha est un cas particulier. Il est
toujours étudiant à la faculté de médecine et un culturiste
célèbre. Une vie privée ? Il n’en a pas eu. Toute son
existence a été consacrée aux études et à la kinésithérapie,
son seul gagne-pain. Portrait.
Il n’est jamais trop tard
L’amphithéâtre est plein à craquer. Les étudiants suivent
attentivement l’explication de leur professeur. Difficile de
les distinguer tant ils sont nombreux. Mais parmi la masse
estudiantine, on ne peut ne pas remarquer la présence de cet
étudiant aux cheveux grisonnants. Il est le plus ancien mais
aussi le plus âgé des étudiants, non seulement de la faculté
de médecine mais aussi de toutes les universités du monde.
Il est connu par tous et sa réputation a dépassé les
frontières. Il suffit uniquement de citer son nom à la cité
universitaire pour qu’on vous parle de lui et de ses 42
années passées à la faculté de médecine. Il s’appelle Fathi
Moustapha Abdou et ses camarades le surnomment le Dr Fathi,
et parfois capitaine Fathi. Sa réussite à la moitié de ses
modules en médecine a empêché son éviction de l’université.
38 promotions de médecins ont achevé leurs études et ont
exercé leur profession et dix doyens sont passés par cette
faculté et Fathi est toujours là, collé aux bancs de cette
université. Fêtant son 70e anniversaire, il rêve cette année
d’en finir avec les études et pouvoir enfin commencer sa vie
et fonder une petite famille.
Chemin faisant, un sentiment étrange m’envahit. Je commence
à me poser des questions sur cet étudiant très particulier :
Pourquoi a-t-il passé autant d’années à la faculté ? Est–il
vraiment un étudiant nul ou suit-il l’exemple de certains
jeunes qui ont choisi l’université comme refuge et ajournent
la fin de leur cursus car ils n’ont pas d’autres
perspectives dans la vie ? Et comment les responsables
l’ont-ils laissé tout ce temps ?
Fathi a rencontré beaucoup de difficultés avant de
s’inscrire à la faculté de médecine. Tout d’abord, le
pourcentage obtenu à l’examen du bac en 1952 ne lui
permettait pas de suivre des études en médecine. Aussi, il
est issu d’une famille pauvre composée de six personnes, et
son père, un paysan, pouvait à peine subvenir à leurs
besoins. Décidé à exaucer son rêve, Fathi fait son service
militaire et repasse l’examen du bac à trois reprises pour
obtenir enfin, en 1964, un résultat de 70 %, lui permettant
de rejoindre la faculté de médecine. « Ma passion pour la
médecine m’a permis de passer avec succès mes deux premières
années d’études. Le problème a surgi en 1967 alors que
j’étais en troisième année, je suis convoqué sous les
drapeaux », dit-il. Hier prisonnier de guerre, aujourd’hui
étudiant, sans pour autant que l’un n’arrive à effacer
l’autre. Les deux fusionnent, et le résultat spontané est
sans doute une expérience unique.
Avec une voix à la fois douce et amère et un regard sombre,
Fathi plonge dans le passé. « Deux semaines avant la guerre,
je suis rappelé comme officier de réserve à l’armée
égyptienne. En ce temps, l’atmosphère laissait prévoir une
victoire imminente. Les discours de Nasser, les chansons
d’Oum Kalsoum et Abdel-Halim, tous l’affirmaient. Mais sur
le front, ce sont les soldats eux-mêmes qui savaient la
réalité des choses. On croyait qu’il s’agissait d’une simple
démonstration visant à effrayer Israël et les Nations-Unies
avant de rentrer chez nous sains et saufs ». Mais ce fut la
défaite. L’armée israélienne a écrasé les soldats égyptiens,
sans confrontation réelle. Fathi a eu de la chance. Il a
réussi à éviter les missiles lancés sur sa position et a
joué un rôle important dans cette guerre. Témoin oculaire de
cette intervention, il n’a pas hésité à noter ses
impressions après cette défaite et après la guerre de 1973,
cet ancien combattant a rejoint sa faculté, mais avec un
niveau d’intelligence différent. Autrement dit, il a oublié
tout ce qu’il a étudié. « Dans l’année, je ne parvenais à
réussir que dans une seule matière et ça s’est passé ainsi
durant de longues années, jusqu’à ce je sois parvenu à la
moitié de mes études. Depuis, les responsables de
l’université m’ont autorisé à séjourner dans la cité
universitaire », explique-t-il, tout en ajoutant que
plusieurs de ses camarades possèdent aujourd’hui une grande
renommée et que parmi les dix doyens qui sont passés par
cette université, il porte énormément de respect aux Dr
Hassan Al-Samra, Hassan Hamdi et Hachem Fouad. « C’étaient
des érudits, des hommes très respectueux qui travaillaient
sans relâche. Ils furent tous mes amis et dire qu’à mon âge,
je suis encore un étudiant ! », dit-il non sans regret.
Pourtant, Fathi lance un défi, celui de terminer ses études
cette année avec brio.
Un étudiant pas comme les autres
Il est 6h pile. Fathi est déjà réveillé. Il est toujours le
premier à se lever. Il s’empresse de rejoindre le stade de
la cité universitaire. Rien ne l’effraie. Ni le froid, ni la
fatigue, ni même l’âge ne l’empêchent de faire ses exercices
physiques. En tenue de sport, il commence par se chauffer
les muscles, fait un ou deux tours de piste avant de
s’entraîner à quelques mouvements de gymnastique, puis il
prend un moment de pause en s’exposant au soleil. Ses jeunes
camarades l’envient pour son énergie débordante. Au premier
contact, on n’a pas l’impression d’avoir affaire à un
sportif. Son dos est légèrement courbé, son corps est chétif
et il marche lentement à cause d’un pied qui le fait
souffrir. L’âge a laissé ses empreintes. Mais la grande
surprise est que le Dr Fathi a fait du culturisme et a même
récolté plusieurs médailles, dont la dernière date de 2006,
alors que ses années de gloire remontent à l’année 1969. «
Un culturiste doit faire travailler sa masse musculaire pour
la développer de façon apparente, il doit suivre aussi un
régime calorique accru mais contrôlé. Un athlète comme moi
doit donc effectuer un entraînement régulier et avoir une
bonne alimentation », explique-t-il. Fathi porte les
séquelles du temps passé. Des rides creusent son visage,
témoins de longues années passées entre les murs de cette
faculté, il continue pourtant à s’entraîner au culturisme.
En fait, Fathi a droit à deux rations supplémentaires, pas
seulement parce que c’est un sportif et qu’il a besoin de
suivre un régime alimentaire spécial, mais aussi parce qu’il
est traité différemment. A commencer par les responsables de
la cité universitaire, les agents de sécurité, en passant
par le personnel du restaurant, les professeurs ou même ses
camarades, tous lui vouent un profond respect. « On ne peut
rien lui refuser. Vu son âge et son ancienneté à la faculté,
on le traite comme un diplômé et non pas comme un simple
étudiant », souligne Maher Mansour, directeur de la cité
universitaire, tout en rapportant que plusieurs professeurs
ont proposé à Fathi de le faire réussir à condition d’être
présent aux examens. Malheureusement, chaque année, Fathi
arrête ses études pour un laps de temps et ce pour de
multiples raisons. Et d’ajouter : « Selon le nouveau
système, Fathi aurait pu être exclu de la faculté depuis
bien longtemps ».
Et bien que Fathi ait reçu des réflexions désobligeantes vu
sa présence parmi des étudiants plus jeunes que lui et avec
une grande différence d’âge, il s’obstine à poursuivre ses
études et ne perd pas espoir. Sa détermination demeure
intacte. De plus, ses camarades le considèrent comme un père
et ne cessent de s’abreuver de ses connaissances. Mohamad
Maher, 20 ans, confie avoir entendu parler de lui dès son
premier jour à la faculté. Il a voulu connaître son histoire
et la raison pour laquelle il a passé ces longues années à
la faculté de médecine. « C’est une perle rare vu sa
patience, son optimisme, sa volonté d’acier et sa capacité
de résistance qui lui permettent de supporter les situations
difficiles. Il est aussi très cultivé, au point de sentir
qu’il est une encyclopédie mobile. Tout nouveau livre ou
document en chirurgie, vous pouvez le trouver chez lui »,
assure-t-il, tout en ajoutant que certains étudiants se
servent parfois de Fathi pour avoir droit à une ration
supplémentaire ou un cours particulier vu ses bonnes
relations avec les différents professeurs. Mohamad confie
que c’est bien grâce à ce vieil étudiant qu’il a apprécié le
culturisme et a commencé à pratiquer ce sport.
Fathi, qui a passé de nombreuses années en compagnie de
jeunes étudiants, pense que ces derniers ont subi un grand
changement soit au niveau de l’apparence ou des mœurs. Lui,
qui a vécu l’époque de la minijupe ou même du jean, a
remarqué que les étudiants d’aujourd’hui sont devenus
ignorants, indifférents, égoïstes et ne s’intéressent qu’aux
apparences. « Adieu le bon vieux temps où les étudiants
étaient passionnés de sciences et s’entraidaient les uns les
autres. Fini de tels comportements avec ses camarades », dit
Fathi, très nostalgique, en regrettant le discours religieux
du cheikh Al-Ghazali, du cheikh Métoualli Al-Chaarawi, les
réunions de l’Union socialiste ou le discours du président
Gamal Abdel-Nasser que l’on écoutait à l’université.
Quant à sa vie privée, il n’en a pas eu. Tout son temps a
été consacré aux études, au culturisme et à la
kinésithérapie, son seul gagne-pain. Et quand on lui pose la
question sur son célibat, il se remet au temps et au bon
Dieu. « J’ai dû marier tout ce petit monde et je ne me suis
pas rendu compte du temps qui passe. C’est la volonté de
Dieu. Je me suis sacrifié pour les études et je ne le
regrette nullement. Pourtant, j’espère pouvoir le faire. Il
n’est jamais trop tard pour commencer ma vie. Heureusement,
il ne me reste qu’une seule matière et je suis sûr que je
vais réussir cette année et décrocher mon diplôme avec une
bonne mention afin de m’occuper un peu à chercher ma seconde
moitié », conclut Fathi avec cet optimisme que l’on ne
retrouve pas chez les jeunes de vingt ans.
Chahinaz Gheith