Al-Ahram Hebdo, Littérature | La lettre manquante
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Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 4 au 10 février 2009, numéro 752

 

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Littérature

Dans son dernier roman, Farag, la romancière égyptienne Radwa Achour donne la parole à Nada, une jeune narratrice de mère française et de père égyptien. A travers le regard de cette militante de gauche à l’Université du Caire dans les années soixante-dix, Achour relit toute une époque.

La lettre manquante

 

Chapitre dix-sept 

Je ne pris garde à cette lettre qu’après mon retour au Caire. J’étais en train de ranger et classer des documents quand je la remarquai. Etrange. Une lettre de ma mère qui m’était adressée, qu’elle n’avait jamais envoyée, et qu’elle n’avait pas terminée malgré sa longueur exceptionnelle. La date indiquée en haut de la lettre signifiait qu’elle l’avait écrite près de deux mois après ce voyage dramatique que j’avais organisé pour lui faire plaisir, mais qui s’était transformé en drame et pour elle et pour moi. Pourquoi ne l’avait-elle pas envoyée ? Pourquoi ne l’avait-elle pas achevée ?

Voici ce qu’avait écrit ma mère :

Ma chère Nada,

Tu te souviens sûrement de cette nuit étrange où Gamal Abdel-Nasser a annoncé sa démission lors d’un discours retransmis en direct à la télévision. Tu te souviens des larmes de ton père, sûrement, mais je ne sais si tu te souviens de ce qu’il m’a répondu quand je lui ai dit que je ne comprenais pas pourquoi il pleurait un homme qui l’avait mis en prison pendant cinq ans. Il m’a crié dessus que j’étais aveugle et a quitté la maison. Peut-être ne te souviens-tu pas de ses mots, mais c’est ce qu’il a dit. Pour moi, c’étaient des mots tranchants et définitifs. Je concevais nos désaccords, nos fréquentes disputes comme quelque chose de négociable : ce n’étaient que des désaccords, ce n’était pas la fin du monde, ni de notre relation. Mais quand il m’a dit que j’étais aveugle, j’ai tout de suite su que c’était fini. Non parce que je me serais fâchée d’une offense qu’il m’aurait lancée au visage, mais parce que je compris que je ne pouvais voir ce qu’il voyait : cela signifiait que la séparation avait déjà eu lieu, que toute mesure postérieure ne ferait qu’enregistrer le fait accompli.

J’ai quitté Le Caire chargée de bagages si lourds que je ne sais, jusqu’à présent, comment j’ai pu les porter. Je partais seule et laissais derrière moi ma fille unique et l’homme que j’avais aimé, dans une relation où s’était lové mon univers, une relation que je laissais derrière moi comme une maison détruite par un tremblement de terre. Mais j’étais chargée d’une autre valise encore, la plus lourde peut-être. Je me demandais : Est-ce que je suis aveugle ? Si je le suis, est-ce à cause d’un défaut de caractère auquel je ne peux rien ou parce que je ne sais pas, parce que je ne me suis pas habituée à voir et à regarder ? La question peut sembler désagréable, absurde, mais elle me tourmenta pendant des mois, des années peut-être.

Je ne connais pas l’arabe. J’ai vécu des années en Egypte sans jamais réussir à parler l’arabe, sans parler de le maîtriser. Je ne comprenais pas ta grand-mère, ni ta tante, à peine les voisins. Je n’avais pas d’amie intime égyptienne. Il y en avait beaucoup que j’appréciais, mais je vivais un trouble étrange dont je te parlerai en détails un jour. Je suis une villageoise, moi, Nada. Je viens d’un village frontalier éloigné de Paris. Tu le sais. Tu sais aussi que je viens d’une famille de pêcheurs. Mon père et mes ancêtres sont des pêcheurs. Je veux dire que nous n’avons jamais été riches, n’avons jamais occupé de position importante (peut-être ce sentiment de solitude m’a-t-il rapprochée de ton père, je veux dire au début. Je ne suis pas sûre que ce que je dis soit très précis, car j’ai été attirée par son allure. Il est beau, et lui aussi m’a dit qu’il avait vu en moi une jolie fille. Mais je suis sûre qu’une certaine solitude nous a rapprochés). J’ai aimé ton père, nous nous sommes mariés et je l’ai accompagné en Egypte. Jusqu’aujourd’hui, je n’ai pas encore bien compris le regard des gens ou leur comportement envers moi. Je me suis soudainement retrouvée dans une situation étrange. Je n’étais plus Madeleine la villageoise qui avait vécu à Paris à la marge, travaillant comme dactylo, mais Madame Sélim, la Française, la femme d’un professeur d’université, même s’il était prisonnier. L’enseignante de français dans une école dont la plupart des étudiantes étaient des filles des classes supérieures. J’étais soudainement dotée d’une autorité qui m’aurait été jetée sur les épaules comme un manteau. J’ai rencontré en Egypte des Françaises très heureuses de porter ce manteau, orgueilleuses comme si c’était un luxueux manteau de fourrure. Pour moi, c’était presque un manteau d’épines, ou disons un vêtement étrange qui me rendait nerveuse, car je ne me reconnaissais pas dedans. Il ne me restait plus que ma relation avec ton père. Et quand il m’a dit que j’étais aveugle, plus rien ne me poussait à rester. Je suis partie, pour découvrir par la suite que je n’avais plus de monde, ni ici ni là-bas. Je découvris que je ne m’étais pas débarrassée, même des années après ma séparation, de l’homme que j’aimais. Le fait qu’il se marie avec une autre me mit en colère, et encore plus le fait qu’il ait des enfants avec elle. Il était là-bas, il aimait, se mariait, faisait des enfants, mais restait malgré tout là, me séparant des autres. Je n’ai pas réussi à engager de relation normale avec un autre. Il avait gâché ma vie : c’était là le paradoxe, il l’avait gâchée après notre séparation, pas avant. C’est une longue histoire dans laquelle je ne veux pas entrer ; je me suis laissé emporter et j’ai écrit ce que je ne veux pas écrire et me suis laissée aller à parler des choses dont je ne voulais pas parler.

Tu as voulu me faire plaisir, tu as choisi une tâche au-dessus de tes forces : aller à Yvoire. J’aurais dû te dire clairement que je ne voulais pas y aller. Oui, j’avais peur de ce voyage. Mais quelque part, j’en avais envie aussi. Sinon, comment expliquer que j’ai répondu à la tentation de ton invitation et au désir de retourner à Yvoire, alors même que je craignais la rencontre ?

Ma visite précédente au village avait été douloureuse au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer. Je ne m’étais pas encore remise de cette douleur, ni m’était réconciliée avec la vérité que mon village, l’espace familier lié à mille détails de mon enfance et ma jeunesse, était devenu une gare, un marché souillé par les pas des passants, une ville foraine où seuls entrent ceux qui ont de quoi payer le ticket. Les grands bus touristiques étaient la première chose que j’ai vue en entrant dans le village. Une introduction adéquate à ce que j’allais voir quelques instants plus tard. Le village s’était transformé, totalement. Les petites ruelles pavées étaient encore pareilles à elles-mêmes, ainsi que les maisons contiguës et la vieille citadelle, l’église et le lac : c’était bien Yvoire, mais c’était devenu un autre village, habité par des masses de touristes qui encombraient ses ruelles et les criblaient aux flashs de leurs appareils photo suspendus à l’épaule, en parlant à haute voix chacun dans sa langue, avant de passer au village suivant sur leur programme de loisirs. Des magasins dans chaque coin et chaque recoin. Des restaurants et des cafés chic pour les riches. Et pour couronner le tout, je n’ai pas retrouvé le chemin vers la maison. Comment ? Je suis passée deux fois devant la maison sans la reconnaître. (…)

Je m’attendais à faire face à la douleur de nouveau, mais je n’ai pu résister à y aller. J’ai accepté ton invitation et nous sommes allées. Je n’avais pas l’intention d’étaler ma douleur ni de t’y impliquer. Je me suis dit « Nada ne remarquera rien ». J’ai estimé que ma précédente visite avait été un antidote certain, même relatif, qui me permettrait de contrôler mes réactions. Pourquoi me suis-je laissée aller ? Toute cette lettre, j’espère que tu l’as saisie Nada, est une tentative d’expliquer pourquoi je me suis laissée aller. Non, la raison n’était pas que mon père et après lui ma mère étaient partis, mais que j’étais cette fois-ci retournée à mon village accompagnée de touristes. Je ne te reproche rien, je jure que je ne te reproche rien. Un joli village au bord du Lac Léman, où tu étais de passage. Dans le dépliant touristique, tu avais lu quelque chose sur un parc éblouissant, le « Jardin des Cinq sens ». Quel mal y avait-il à ce que tu aies voulu y aller et que tu reviennes éblouie par ce que tu avais vu : les fleurs, l’arrangement des fleurs, la beauté des fleurs, le génie de l’idée ? Théoriquement, il n’y avait aucun mal à cela. Mais tu m’as tuée ce jour-là, et je suis devenue folle. Maintenant je sais, je comprends les mots de ton père, parce que je me suis surprise à les répéter le jour où tu es revenue du « Jardin des Cinq sens ». Je me suis dit : « Ma fille est aveugle ». Deux mois après cet incident, je me suis dit que celui qui ne connaît pas le lieu est aveugle, ni plus ni moins. Je ne veux pas dire par le lieu la carte des rues, ni où il commence et où il se finit, mais le lieu qui nous est propre, celui où habitent nos histoires, la mémoire de nos cinq sens. J’avoue que la présence des deux garçons rendait la situation encore plus difficile. Je n’arrivais pas à supporter leur chahut, leurs exigences, et encore moins à supporter l’idée qu’ils étaient les enfants de l’autre, de la femme avec laquelle mon mari avait vécu.

Bref, Nada, le voyage a été dramatique car ce jour-là, j’ai réalisé que ma solitude était totale, à Yvoire, à Paris et au Caire. Et que j’avais décidé d’aller à Yvoire sur un coup de tête, encouragée par ta présence. Comme si ta présence allait dissiper quelque peu la solitude ou m’aider à la supporter. J’ai vu ma fille touriste dans mon village. J’en ai perdu la tête.

Traduction de Dina Heshmat

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Radwa Achour

Née en 1946, Radwa Achour est professeure de littérature anglaise à l’Université de Aïn-Chams, spécialisée dans la critique littéraire afro-américaine, mais elle est surtout connue comme écrivaine. Elle a publié plusieurs romans, dont une trilogie historique, Grenade (Première partie, Dar Al-Hilal, 1995) puis Maryama wal rahil (Maryama sur le départ, Deuxième et troisième parties, Dar Al-Hilal, 1995). Elle avait auparavant publié d’autres romans, dont Hadjar dafie (pierre tiède, Dar Al-Moustaqbal, 1985), Khadija wa Sawsan (Khadija et Sawsan, Dar Al-Hilal, 1987). Qitaa min Europa (un petit bout d’Europe, Al-Markaz al-thaqafi al-arabi et Al-Chourouq, 2003) s’intéresse au Caire du khédive Ismaïl. Farag est son dernier roman, paru aux éditions Al-Chourouq en 2008. Elle est également connue pour son engagement politique aux côtés des Palestiniens entre autres, mais aussi en tant que membre du Comité de défense de la culture nationale, auquel participait également Latifa Al-Zayyat.

 

 

 




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