Dans son dernier roman, Farag, la romancière égyptienne
Radwa Achour donne la
parole à Nada, une jeune narratrice de mère française et de
père égyptien. A travers le regard de cette militante de
gauche à l’Université du Caire dans les années soixante-dix,
Achour relit toute une époque.
La lettre manquante
Chapitre dix-sept
Je ne pris garde à cette lettre qu’après mon retour au
Caire. J’étais en train de ranger et classer des documents
quand je la remarquai. Etrange. Une lettre de ma mère qui
m’était adressée, qu’elle n’avait jamais envoyée, et qu’elle
n’avait pas terminée malgré sa longueur exceptionnelle. La
date indiquée en haut de la lettre signifiait qu’elle
l’avait écrite près de deux mois après ce voyage dramatique
que j’avais organisé pour lui faire plaisir, mais qui
s’était transformé en drame et pour elle et pour moi.
Pourquoi ne l’avait-elle pas envoyée ? Pourquoi ne
l’avait-elle pas achevée ?
Voici ce qu’avait écrit ma mère :
Ma chère Nada,
Tu te souviens sûrement de cette nuit étrange où Gamal
Abdel-Nasser a annoncé sa démission lors d’un discours
retransmis en direct à la télévision. Tu te souviens des
larmes de ton père, sûrement, mais je ne sais si tu te
souviens de ce qu’il m’a répondu quand je lui ai dit que je
ne comprenais pas pourquoi il pleurait un homme qui l’avait
mis en prison pendant cinq ans. Il m’a crié dessus que
j’étais aveugle et a quitté la maison. Peut-être ne te
souviens-tu pas de ses mots, mais c’est ce qu’il a dit. Pour
moi, c’étaient des mots tranchants et définitifs. Je
concevais nos désaccords, nos fréquentes disputes comme
quelque chose de négociable : ce n’étaient que des
désaccords, ce n’était pas la fin du monde, ni de notre
relation. Mais quand il m’a dit que j’étais aveugle, j’ai
tout de suite su que c’était fini. Non parce que je me
serais fâchée d’une offense qu’il m’aurait lancée au visage,
mais parce que je compris que je ne pouvais voir ce qu’il
voyait : cela signifiait que la séparation avait déjà eu
lieu, que toute mesure postérieure ne ferait qu’enregistrer
le fait accompli.
J’ai quitté Le Caire chargée de bagages si lourds que je ne
sais, jusqu’à présent, comment j’ai pu les porter. Je
partais seule et laissais derrière moi ma fille unique et
l’homme que j’avais aimé, dans une relation où s’était lové
mon univers, une relation que je laissais derrière moi comme
une maison détruite par un tremblement de terre. Mais
j’étais chargée d’une autre valise encore, la plus lourde
peut-être. Je me demandais : Est-ce que je suis aveugle ? Si
je le suis, est-ce à cause d’un défaut de caractère auquel
je ne peux rien ou parce que je ne sais pas, parce que je ne
me suis pas habituée à voir et à regarder ? La question peut
sembler désagréable, absurde, mais elle me tourmenta pendant
des mois, des années peut-être.
Je ne connais pas l’arabe. J’ai vécu des années en Egypte
sans jamais réussir à parler l’arabe, sans parler de le
maîtriser. Je ne comprenais pas ta grand-mère, ni ta tante,
à peine les voisins. Je n’avais pas d’amie intime
égyptienne. Il y en avait beaucoup que j’appréciais, mais je
vivais un trouble étrange dont je te parlerai en détails un
jour. Je suis une villageoise, moi, Nada. Je viens d’un
village frontalier éloigné de Paris. Tu le sais. Tu sais
aussi que je viens d’une famille de pêcheurs. Mon père et
mes ancêtres sont des pêcheurs. Je veux dire que nous
n’avons jamais été riches, n’avons jamais occupé de position
importante (peut-être ce sentiment de solitude m’a-t-il
rapprochée de ton père, je veux dire au début. Je ne suis
pas sûre que ce que je dis soit très précis, car j’ai été
attirée par son allure. Il est beau, et lui aussi m’a dit
qu’il avait vu en moi une jolie fille. Mais je suis sûre
qu’une certaine solitude nous a rapprochés). J’ai aimé ton
père, nous nous sommes mariés et je l’ai accompagné en
Egypte. Jusqu’aujourd’hui, je n’ai pas encore bien compris
le regard des gens ou leur comportement envers moi. Je me
suis soudainement retrouvée dans une situation étrange. Je
n’étais plus Madeleine la villageoise qui avait vécu à Paris
à la marge, travaillant comme dactylo, mais Madame Sélim, la
Française, la femme d’un professeur d’université, même s’il
était prisonnier. L’enseignante de français dans une école
dont la plupart des étudiantes étaient des filles des
classes supérieures. J’étais soudainement dotée d’une
autorité qui m’aurait été jetée sur les épaules comme un
manteau. J’ai rencontré en Egypte des Françaises très
heureuses de porter ce manteau, orgueilleuses comme si
c’était un luxueux manteau de fourrure. Pour moi, c’était
presque un manteau d’épines, ou disons un vêtement étrange
qui me rendait nerveuse, car je ne me reconnaissais pas
dedans. Il ne me restait plus que ma relation avec ton père.
Et quand il m’a dit que j’étais aveugle, plus rien ne me
poussait à rester. Je suis partie, pour découvrir par la
suite que je n’avais plus de monde, ni ici ni là-bas. Je
découvris que je ne m’étais pas débarrassée, même des années
après ma séparation, de l’homme que j’aimais. Le fait qu’il
se marie avec une autre me mit en colère, et encore plus le
fait qu’il ait des enfants avec elle. Il était là-bas, il
aimait, se mariait, faisait des enfants, mais restait malgré
tout là, me séparant des autres. Je n’ai pas réussi à
engager de relation normale avec un autre. Il avait gâché ma
vie : c’était là le paradoxe, il l’avait gâchée après notre
séparation, pas avant. C’est une longue histoire dans
laquelle je ne veux pas entrer ; je me suis laissé emporter
et j’ai écrit ce que je ne veux pas écrire et me suis
laissée aller à parler des choses dont je ne voulais pas
parler.
Tu as voulu me faire plaisir, tu as choisi une tâche
au-dessus de tes forces : aller à Yvoire. J’aurais dû te
dire clairement que je ne voulais pas y aller. Oui, j’avais
peur de ce voyage. Mais quelque part, j’en avais envie
aussi. Sinon, comment expliquer que j’ai répondu à la
tentation de ton invitation et au désir de retourner à
Yvoire, alors même que je craignais la rencontre ?
Ma visite précédente au village avait été douloureuse
au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer. Je ne m’étais
pas encore remise de cette douleur, ni m’était réconciliée
avec la vérité que mon village, l’espace familier lié à
mille détails de mon enfance et ma jeunesse, était devenu
une gare, un marché souillé par les pas des passants, une
ville foraine où seuls entrent ceux qui ont de quoi payer le
ticket. Les grands bus touristiques étaient la première
chose que j’ai vue en entrant dans le village. Une
introduction adéquate à ce que j’allais voir quelques
instants plus tard. Le village s’était transformé,
totalement. Les petites ruelles pavées étaient encore
pareilles à elles-mêmes, ainsi que les maisons contiguës et
la vieille citadelle, l’église et le lac : c’était bien
Yvoire, mais c’était devenu un autre village, habité par des
masses de touristes qui encombraient ses ruelles et les
criblaient aux flashs de leurs appareils photo suspendus à
l’épaule, en parlant à haute voix chacun dans sa langue,
avant de passer au village suivant sur leur programme de
loisirs. Des magasins dans chaque coin et chaque recoin. Des
restaurants et des cafés chic pour les riches. Et pour
couronner le tout, je n’ai pas retrouvé le chemin vers la
maison. Comment ? Je suis passée deux fois devant la maison
sans la reconnaître. (…)
Je m’attendais à faire face à la douleur de nouveau, mais je
n’ai pu résister à y aller. J’ai accepté ton invitation et
nous sommes allées. Je n’avais pas l’intention d’étaler ma
douleur ni de t’y impliquer. Je me suis dit « Nada ne
remarquera rien ». J’ai estimé que ma précédente visite
avait été un antidote certain, même relatif, qui me
permettrait de contrôler mes réactions. Pourquoi me suis-je
laissée aller ? Toute cette lettre, j’espère que tu l’as
saisie Nada, est une tentative d’expliquer pourquoi je me
suis laissée aller. Non, la raison n’était pas que mon père
et après lui ma mère étaient partis, mais que j’étais cette
fois-ci retournée à mon village accompagnée de touristes. Je
ne te reproche rien, je jure que je ne te reproche rien. Un
joli village au bord du Lac Léman, où tu étais de passage.
Dans le dépliant touristique, tu avais lu quelque chose sur
un parc éblouissant, le « Jardin des Cinq sens ». Quel mal y
avait-il à ce que tu aies voulu y aller et que tu reviennes
éblouie par ce que tu avais vu : les fleurs, l’arrangement
des fleurs, la beauté des fleurs, le génie de l’idée ?
Théoriquement, il n’y avait aucun mal à cela. Mais tu m’as
tuée ce jour-là, et je suis devenue folle. Maintenant je
sais, je comprends les mots de ton père, parce que je me
suis surprise à les répéter le jour où tu es revenue du «
Jardin des Cinq sens ». Je me suis dit : « Ma fille est
aveugle ». Deux mois après cet incident, je me suis dit que
celui qui ne connaît pas le lieu est aveugle, ni plus ni
moins. Je ne veux pas dire par le lieu la carte des rues, ni
où il commence et où il se finit, mais le lieu qui nous est
propre, celui où habitent nos histoires, la mémoire de nos
cinq sens. J’avoue que la présence des deux garçons rendait
la situation encore plus difficile. Je n’arrivais pas à
supporter leur chahut, leurs exigences, et encore moins à
supporter l’idée qu’ils étaient les enfants de l’autre, de
la femme avec laquelle mon mari avait vécu.
Bref, Nada, le voyage a été dramatique car ce jour-là, j’ai
réalisé que ma solitude était totale, à Yvoire, à Paris et
au Caire. Et que j’avais décidé d’aller à Yvoire sur un coup
de tête, encouragée par ta présence. Comme si ta présence
allait dissiper quelque peu la solitude ou m’aider à la
supporter. J’ai vu ma fille touriste dans mon village. J’en
ai perdu la tête.
Traduction de Dina Heshmat