Social.
Un sondage réalisé par le Centre national des recherches
sociologiques et criminologiques sur les soucis des
Egyptiens révèle que la pauvreté et ses différentes
incidences sont au cœur de leurs préoccupations. Al-Ahram
Hebdo a suivi les traces des chercheurs et a rencontré
plusieurs exemples.
La misère en partage
Les
visages sclérosés, les esprits préoccupés et égarés, tel est
l’état de beaucoup d’Egyptiens au Caire ou dans tous les
gouvernorats. Dans la rue Ahmad Helmi et précisément dans la
zone de Ezbet Al-Ward, il faut passer par un portail étroit
et traverser les rails de chemin de fer pour s’inviter dans
le monde de ses habitants. Des citoyens qui vivent dans des
conditions déplorables sans attirer l’attention de personne.
Marginalisés, ils exposent un tas de problèmes en
rencontrant n’importe quel étranger, dans l’espoir de les
aider. Les préoccupations des gens de cette zone n’en
finissent pas. De vieilles maisons sur le point de
s’effondrer abritent des familles nombreuses et dont la vie
est constamment en danger. Accablé de soucis, Samir, employé
dans l’Organisme des transports, rétorque, les nerfs tendus,
qu’il faut nous poser la question à l’envers : « Qu’est-ce
qui ne nous préoccupe pas ? ». Et il veut l’avis d’un expert
pour lui résoudre cette équation. Travaillant depuis 18 ans,
il touche un salaire de 360 L.E. et a trois enfants à
charge, dont deux souffrent de maladies chroniques. « Les
prix ne cessent de grimper. La bonbonne de gaz coûte 7 L.E.
Une bouteille d’huile pas moins de 10 L.E. Je rêve de
pouvoir nourrir ma famille correctement et de pouvoir payer
les frais de leurs médicaments. J’ai perdu tout espoir. Ça
sert à quoi de rêver tant que nos rêves sont toujours brisés
? ».
Il pénètre dans l’appartement exigu qu’il occupe lui et sa
famille, sort avec un paquet de journaux. « Je sacrifie une
livre chaque jour de mon budget pour chercher une issue dans
les journaux, mais je n’arrête pas de désespérer », dit
Samir interrompu par le bruit assourdissant provoqué par le
train. Son passage fait trembler les maisons de la région
qui risquent de s’effondrer à tout moment. « Le passage du
train qui sort de la gare d’Ahmad Helmi a causé la mort de
plusieurs personnes dans notre région. En plus de la vétusté
de nos maisons qui a coûté la vie à beaucoup d’entre eux ».
Il cite l’exemple d’un enfant qui vient de mourir car il a
reçu un toit sur la tête. Pauvreté oblige, ils continuent à
s’abriter dans ces maisons qui manquent de sécurité. « Ce à
quoi l’on aspire, c’est un niveau de vie décent », dit
Samir. Quant à son voisin Mahmoud, 38 ans, il partage avec
sa mère et ses 4 frères et sœurs une seule pièce et sa
famille se partage la salle de bain avec les voisins.
Mahmoud a un autre souci, mais toujours lié à la situation
économique. Chômeur depuis une vingtaine d’années, il se
demande quand il aura droit à un travail permanent pour
pouvoir fonder un foyer.
Différents aspects de la crise économique sur lesquels un
sondage fait par le Centre national des recherches
sociologiques et criminologiques a mis l’accent. Une
recherche qui a commencé depuis cinq ans et qui englobe 3
562 citoyens de 18 gouvernorats. Et les résultats qui
viennent d’être publiés dans un rapport intitulé « Les
soucis et les intérêts du citoyen égyptien » ont prouvé que
les premières préoccupations des Egyptiens sont plutôt
d’ordre économique. Pauvreté, flambée des prix, chômage,
crise de logement, élévation de l’âge du mariage. 81,4 % ont
mis l’accent sur de tels détails. Quant à la santé, les
frais de l’éducation et le coût du mariage, ils constituent
eux aussi une bonne partie des soucis des citoyens. Entre le
budget de la nourriture, les frais de scolarité, le coût des
médicaments et les trousseaux des filles, « nous ne savons
plus où donner de la tête », dit Nadia Al-Sayed, femme de
Sami Réfaat, matelassier qui essaye de se débrouiller pour
arrondir les fins de mois. Ayant quatre enfants, Nadia est
très préoccupée par leur avenir. « Ma fille May aurait aimé
poursuivre ses études. Malheureusement, nous n’avions pas
les moyens. Aujourd’hui, elle est fiancée. Que Dieu nous
aide pour assumer les coûts de ce mariage », dit Nadia tout
en espérant avoir assez d’argent pour que les autres enfants
puissent continuer leurs études. « Les frais de scolarité ne
cessent d’augmenter, en plus des leçons particulières,
indispensables de nos jours. Comment pouvons-nous couvrir
tous ces frais alors que mon mari ne travaille pas de façon
régulière ? », se demande Nadia, les larmes aux yeux, tout
en contemplant son enfant qui joue avec d’autres enfants au
cerf-volant. Des enfants qui ne se rendent pas compte des
soucis que se font leurs parents pour eux face à cet avenir
instable.
56,3 % des personnes qui ont fait partie de ce sondage se
sont plaints de l’augmentation des frais de scolarité et des
cours particuliers, obligatoires face à un système éducatif
qui présente beaucoup de carences.
La misère au rendez-vous
Du Caire à Guiza en passant par la Corniche du Nil, les
soucis des citoyens sont toujours liés à la situation
économique et au niveau de vie qui est en train de se
détériorer dans beaucoup de familles. C’est au bord du Nil
que beaucoup d’Egyptiens trouvent asile pour fuir la chaleur
de l’été et les tracas au quotidien, comme s’ils voulaient
lui verser un peu de leurs préoccupations. Sayed, originaire
de Fayoum, explique qu’il est venu au Caire avec trois de
ses sœurs pour oublier un laps de temps leur calvaire au
quotidien dans leur gouvernorat. « Il fallait sortir de nos
cimetières, le temps d’une journée, pour découvrir ce qui se
passe dans le monde des vivants », dit Sayed, rongé lui et
sa famille par les soucis. Chômeur, ayant 9 frères et sœurs,
il dit ne pas rêver d’un appartement, d’une femme ou d’une
voiture, mais tout simplement d’une vie normale dans une
maison avec le minimum de commodités et un salaire qui peut
le faire vivre. « Est-ce trop demander ? », lance-t-il tout
en ajoutant qu’il vaut mieux arrêter de rêver, puisque ses
rêves sont irréalisables. Il dit que lui et son père sont
obligés de refuser des prétendants qui viennent demander la
main de l’une de ses sœurs à cause du manque des moyens.
Comment lui offrir un trousseau à des milliers de L.E. ?
Même le mariage semble aujourd’hui être un rêve inaccessible
pour beaucoup d’Egyptiens. Hayam, l’une de ses sœurs, dit
qu’elle a dû laisser tomber ses études pour travailler 12
heures par jour dans une usine contre 350 L.E. par mois afin
d’assumer les frais de son trousseau. « Il me faut au moins
quatre ans de travail pour économiser le minimum et dans les
milieux ruraux, les opportunités de mariage de la fille
diminuent, arrivée à un certain âge », explique Hayam qui
espère ne pas rater son mariage comme elle a raté la chance
de poursuivre ses études. Azza, l’autre sœur, plus chanceuse
d’avoir été mariée, a trois enfants, mais bien des soucis.
Vivant dans un cimetière qu’il loue à 200 L.E. par mois, son
mari n’a pour rêve que de trouver un trafiquant d’organes
pour lui permettre de vendre son rein. « C’est le seul moyen
pour permettre à ma famille de survivre dans ces conditions
bien difficiles », dit-il. Des aspirations ou des droits
élémentaires que les gens espèrent réaliser pour leurs
enfants. Avoir du satr (juste de quoi vivre) et garantir
leur avenir comme le dit Hélène qui a quatre enfants dont
l’un d’eux est handicapé.
Du bord du Nil vers son cœur où se situe l’île de Dahab. Là,
vivent plus de 11 000 familles qui cultivent la terre,
élèvent du bétail et vendent du lait et de la viande. Des
habitants qui ont aussi d’autres soucis. « En plus du prix
des engrais qui a augmenté, les maisons sont en partie
dépourvues d’eau et de drainage sanitaire », dit Salem,
paysan qui passe son temps entre sa terre et son bétail.
Ici, les gens sont marginalisés, il n’y a pas d’écoles, de
dispensaires, pas même de centre de jeunesse. « Plus de 95 %
des habitants de l’île sont analphabètes. Même si la jeune
génération semble plus combative, beaucoup de mamans ont du
mal à se lever à l’aube pour accompagner leurs enfants à
l’école, soit à Guiza ou au Caire. Une traversée par bateau
qu’elles doivent refaire en fin de journée pour les
récupérer », explique Hassan Mohamad, en ajoutant que les
responsables ne cessent de répéter que notre île est une
réserve naturelle et qu’elle doit se transformer en un lieu
touristique. « Ce sont plutôt les gens qui y vivent qui
méritent qu’on leur rendre visite », ironise Hassan tout en
expliquant que les paysans de l’île qui produisent des
légumes et des fruits et aussi du lait rêvent du jour où ils
seront traités comme des êtres humains : « Avoir le droit
d’éduquer nos enfants et de soigner nos malades », dit
Hassan en racontant l’histoire d’une femme habitant l’île,
qui, prise par les douleurs, a mis au monde son bébé sur
l’autre rive sans avoir eu le temps d’arriver à l’hôpital. «
L’on court le risque d’être pris par un malaise et de
quitter ce monde bêtement parce qu’il n’y a pas de
dispensaire », se plaint Salem, un jeune qui passe tous ses
après-midi à nager dans l’eau du Nil qui témoigne des dures
conditions de vie des habitants de cette île.
Une île qui, malgré les difficultés, ouvre ses bras aux
jeunes qui viennent des différents gouvernorats à la
recherche d’un gagne-pain. Mahmoud n’a qu’un rêve, être
accepté comme ghafir (agent de sécurité dans sa location).
Il travaille au Caire et passe la nuit sous le pont, car il
n’a pas où loger en attendant une autre chance de travail.
Des soucis, même à Zamalek ...
Du bord du Nil à Guiza à un autre bord à Zamalek, autres
citoyens et autres soucis. Ici, le monde est différent. Dans
un café sur la rue Aboul-Feda, les gens semblent vivre dans
un autre monde. Cependant, un monde qui a aussi ses soucis
et ses rêves. Walid, Chérif et Mohamad sont trois jeunes
amis qui travaillent dans les secteurs bancaires et de
l’informatique. Ils sont préoccupés par leur avenir
professionnel. Walid pense qu’il faut déployer beaucoup
d’efforts et forger ses compétences pour réaliser ses
ambitions dans sa carrière, tandis que Mohamad pense que le
piston semble être indispensable.
Chérif, qui a l’air pensif, dit, en tirant sur la pipe de
son narguilé, qu’il est difficile aujourd’hui dans notre
pays de monter son propre projet. Question de bureaucratie,
mais aussi d’argent. « Il faut un grand budget et un piston
pour réaliser mon rêve », dit-il.
Des jeunes qui pensent que les comportements des citoyens,
la régression des mœurs dans notre société et le manque de
planification sont des problèmes majeurs qui alourdissent le
fardeau des Egyptiens.
La routine des bureaux gouvernementaux et la passivité des
gens et les comportements anarchiques des gens ont figuré
sur la liste des soucis notés dans le sondage.
Et même si le mariage préoccupe les jeunes de Zamalek, le
problème est différent. « Certainement, nous avons des
problèmes d’ordre financier chacun à son niveau, mais
l’important est celui du choix qui est lié aux changements
de la société », explique Walid en ajoutant qu’il est très
difficile de trouver une fille de bonne famille,
responsable, raisonnable et qui partage les mêmes
aspirations. Il pense que beaucoup de filles de la nouvelle
génération prennent aujourd’hui les choses à la légère et
comprennent mal l’idée de l’égalité sociale.
Dans un autre coin, trois petites filles âgées entre 14 et
16 ans papotent, tout en fumant la chicha. Elles ne semblent
se faire aucun soucis. Dina, étudiante et fan du chanteur
Rami Ayache, explique que son rêve est de devenir
journaliste pour rencontrer sa star préférée et pourquoi pas
l’épouser. Fille d’un homme d’affaires, elle semble surprise
par l’histoire de Dounia, 4 ans, venue lui mendier quelques
sous pour pouvoir acheter de quoi manger pour ses sœurs. Par
curiosité, Dina lui pose des questions sur sa vie. Dounia
lui raconte qu’elle part quotidiennement avec sa mère, de
Oussim, un village à Guiza, pour vendre des pacotilles. Elle
a ajouté que son père est mort et qu’elle a six frères et
sœurs et que sa mère tente à tout prix de les garder à
l’école. Dounia, qui semble craindre pour son avenir malgré
son petit âge, rêve d’aller elle aussi à l’école. Un droit
qui semble bafoué par ses conditions de vie très difficiles.
Sauf si les tracas de la famille de Dounia et leurs
semblables attirent l’attention des responsables, sans
attendre un autre sondage révélant des problèmes plus
graves, plus alarmants.
Doaa
Khalifa