Traite des enfants.
Ventes aux enchères, location, cession. Face à la misère,
des parents n’hésitent pas à brader leurs petits. Un
véritable trafic s’installe, faisant rappeler les marchés
d’esclaves d’antan.
30 000 L.E., adjue, vendu
C’est
comme si l’on était en train de remonter la machine du temps
et revenir plusieurs siècles en arrière lorsque l’esclavage
était un système admis. A Mégharbéline, au quartier de la
Citadelle, et à Bawabet Al-Métouali se tenaient des marchés
d’esclaves, si l’on croit les chroniques médiévales où l’on
évoquait ces maîtres qui exposaient leurs plus belles
marchandises : jolies femmes, destinées aux harems et noirs
bien bâtis et même des enfants. Pour attirer leur clientèle,
ils élevaient la voix, faisant l’éloge de chacun, vantant la
beauté de l’une et tâtant les muscles de l’autre pour les
vendre aux plus offrants. De nos jours, l’image n’a pas
beaucoup changé, la scène est la même et l’on continue
d’exhiber du « cheptel humain », comme si l’esclavage n’a
jamais été aboli. Mais désormais, il ne s’agit plus de noirs
ou de belles femmes, mais d’enfants proposés par leurs
géniteurs et non par des marchands.
Ce n’est pas de la fiction. La dernière édition 2007 vient
de le prouver : une des plus insolites ventes aux enchères a
eu lieu à Port-Saïd. Un père de famille a aligné ses quatre
filles sur la place publique pour les vendre aux plus
offrants. « Des visages candides à vendre, des enfants à la
fleur de l’âge : Arzaq (10 ans), Karima (8 ans), Badr (6
ans) et Badawiya (4 ans). Brunes et blanches de peau, vous
avez l’embarras du choix. Payez sans marchander, les prix
sont entre 3 000 et 30 000 L.E., suivant l’âge », répète à
haute voix Mohamad Ismaïl tout en larmes. N’ayant pas trouvé
de quoi subvenir aux besoins de sa famille, il n’a pas
trouvé d’autres solutions que de vendre sa propre chair. «
Que puis-je faire d’autre ? Même les chats sont capables de
trouver leur nourriture, je n’arrive plus à nourrir mes
propres enfants. Pas même avec du pain sec. Je ne peux pas
aussi les livrer à la mendicité ou les abandonner dans la
rue. Peut-être auront-elles la chance de tomber sur
quelqu’un de bien qui pourra assurer leur avenir »,
poursuit-il. Lui et ses quatre filles tiennent dans leurs
mains des pancartes sur lesquelles on peut lire : « Enfants
à vendre ! Où sont les droits de l’homme ? ».
En fait, ce n’est pas une scène de théâtre, mais une réalité
pure et dure. Deux semaines plus tard, le même scénario se
répète à Al-Hamam, à Marsa Matrouh. Dans une vente au plus
offrant, Moustapha Mahmoud vante le charme de son benjamin.
Ne pouvant plus assumer les frais de scolarité de l’aînée
inscrite à la faculté de médecine et le cadet en année de
bac, tous deux des étudiants brillants, il a décidé de
vendre le tout dernier.
Les Arabes du Golfe, premiers acheteurs
Or, ces deux cas ne sont pas exceptionnels, les pages des
faits divers rapportent chaque jour des ventes de ce genre.
Une marchande de légumes a vendu pour 5 000 L.E. son enfant
à une femme aisée du Golfe. Parfois, ce n’est pas la misère
qui pousse à se défaire de l’un de ses enfants. Un homme a
cédé sa fille pour 30 000 L.E. pour avoir suffisamment
d’argent pour une seconde épouse et pouvoir exaucer son vœu,
celui d’avoir un garçon.
Dans la région des cimetières des juifs à Bassatine, Samah a
vendu son neveu pour acheter son trousseau de mariage. Elle
a prétendu à sa sœur que son fils a trouvé la mort écrasé
par un microbus. Tous les maux sociaux semblent se terminer
par ces tristes marchés de chair humaine. Un kiosque s’est
spécialisé dans la traite des blanches : son propriétaire
récupère les filles de la rue tombées enceintes, attend
qu’elles accouchent, puis récupère leurs bébés pour les
vendre. Un troisième au Fayoum a signé un acte de vente de 3
000 L.E., somme qui équivaut au prix de son fils.
La justice impuissante
Or, tout ceci témoigne d’un tragique laisser-aller. Où est
la loi qui pourrait pénaliser de tels actes ? Ce père
indigne a été arrêté, mais le tribunal l’a tout simplement
relâché. Voire, son acquittement a été accueilli par des
youyous de la part des siens. Un chauffeur se désiste de son
fils au profit de son camarade, un autre n’hésite pas à
mettre en gage ses enfants contre une somme. Bref, un
commerce en pleine expansion, mais avec des formes actuelles
diverses et surtout choquantes : actes de vente, de
location, désistement et même mise en dépôt qui risquent
tous de créer un marché des esclaves. Ce phénomène se répand
de plus en plus aussi bien dans les quartiers huppés que les
plus pauvres comme Madinet Nasr, Doqqi, Gamaliya et
Vieux-Caire, puis dans d’autres gouvernorats : Alexandrie,
Ménoufiya et Ismaïliya, comme le précise une étude effectuée
par le Centre des droits de l’enfant égyptien. Les prix
diffèrent d’un quartier à un autre et d’une région à
l’autre. Cette étude note en outre, les principales causes
de ce phénomène telles que la pauvreté, le divorce, le
mariage orfi et le problème des filles de la rue.
« Le fait que certains parents mettent en vente leurs
enfants n’est pas nouveau. Autrefois, il s’agissait de cas
isolés dus à la pauvreté. Mais le chiffre est en hausse,
notamment ces dix dernières années et les raisons ne sont
plus les mêmes », explique Azza Korayem, sociologue, tout en
ajoutant que dans le passé, on abandonnait un enfant près
d’une mosquée ou d’un orphelinat parce qu’on ne pouvait pas
le nourrir.
D’autres parents donnaient en adoption un de leurs enfants
en échange d’une somme d’argent pouvant leur servir à
subvenir aux besoins du reste de la famille. Les mamans
avaient du mal à se séparer de ce chérubin et faisaient tout
pour le suivre ou avoir de ses nouvelles. De nos jours, la
pauvreté n’étant plus la cause essentielle, d’autres
facteurs sont avancés.
Des parents n’acceptant plus d’assumer leurs
responsabilités. Des mères dépourvues d’instinct maternel
n’hésitent pas à brader leurs enfants. Pire encore, selon la
sociologue, ces gens n’encourent aucune peine, puisqu’il
n’est pas venu à l’idée des législateurs que ce genre de
commerce pouvait avoir lieu et que le parent pouvait se
comporter avec son enfant comme un maître avec son esclave.
De plus, si une maman est punie par la loi pour avoir
maltraité ou négligé son enfant. Elle ne risque rien, en
revanche, si elle le vend. Korayem ajoute que l’aggravation
des conditions sociales et la dégradation des mœurs n’ont
fait qu’amplifier ce phénomène, à l’exemple de cette mère
sans scrupules qui a vendu son bébé de quelques mois pour
s’offrir une tenue de danse à 5 000 L.E. pour mieux épater
devant son public, ou encore celui qui a vendu les siens
pour s’offrir un microbus. « Par égoïsme, s’assurer une
rente pour mieux vivre ou prendre une seconde épouse, des
parents sans cœur n’hésitent pas aujourd’hui à sacrifier
leurs enfants », souligne-t-elle.
La responsabilité de l’Etat
Hani Hilal, président du Centre des droits de l’enfant
égyptien, met en accusation le gouvernement à cause de la
situation économique désastreuse qui sévit dans le pays et
la hausse du coût de vie. Un état qui a poussé les gens à
vendre leurs organes et maintenant leurs enfants. « Tout le
long de la corniche, l’on peut rencontrer des familles
entières livrées à la rue sans toit, n’ayant rien pour se
couvrir. Ceux qui veulent gagner leur pain en devenant des
marchands à la sauvette sont traqués sans relâche par la
municipalité ou la police », explique-t-il et d’ajouter : «
On dit que l’Etat spécule à la Bourse avec l’argent des
retraités au risque de tout perdre. Ne serait-il pas plus
intéressant de construire des usines pour donner plus de
chances de travail aux citoyens ? ». Un débat qui est au
cœur de la performance économique de l’Etat.
Mais s’agit-il d’actes spontanés et irréfléchis ? Des ventes
sauvages si l’on y songe ? Evidemment pas. Un commerce a ses
magnats. Derrière celui-ci se trouve un réseau bien
organisé. Et du vendeur à l’acheteur, une liste de gens en
tirent des profits : des infirmières, des femmes de ménage
et des commissionnaires. D’un côté, les proies, à savoir des
filles de la rue (sur 40 000 enfants de la rue, 30 % sont
des filles) ou des filles mères abandonnées à leur sort ou
ayant été roulées en faisant un mariage orfi. De l’autre,
les intéressées : des femmes stériles prêtes à claquer de
l’argent pour avoir un enfant. Un commerce fructueux où tout
le monde trouve son compte.
Nadia a élu domicile dans la rue. Elle a 16 ans et n’a peur
de rien, mais est constamment sur le qui-vive, car elle est
souvent la proie des prédateurs. C’est dans un jardin public
à Guiza qu’elle passe la nuit avec un groupe des deux sexes.
Elle se fait souvent violée par les garçons de la rue. « Je
ne suis pas comme les autres filles qui couchent dans les
appartements ou montent dans les voitures d’étrangers. Je ne
peux pas compter le nombre de fois où je suis tombée
enceinte », dit Nadia qui se souvient du jour où elle a
accouché d’une fille qui n’arrêtait pas de pleurer. « Attiré
par ses cris, un chauffeur s’est approché et a vu le bébé
toujours nu, car je n’avais rien pour l’habiller. Il m’a
offert 120 L.E. en échange du nourrisson en me disant que
des gens pouvaient en avoir grandement besoin. Une autre
fois, j’ai accouché d’un garçon à l’hôpital et c’est une
infirmière qui m’a refilé quelques livres en me disant de ne
rien craindre pour lui, et qu’il deviendra un jour pacha »,
poursuit-elle. Nadia confie que toutes ces grossesses ont
affaibli sa santé et qu’elle a découvert une méthode qui
pourrait l’empêcher de tomber enceinte. En outre, elle ne
veut pas suivre l’exemple de sa copine qui loue son enfant à
une femme et à raison de 10 L.E. par jour pour mieux
mendier.
Une vente sans aucune garantie
Or, les filles de la rue ne sont pas la seule source pour
alimenter ce commerce. Il y a aussi la traite des blanches
et les mariages orfi. Chaque été à la saison touristique,
des milliers d’Arabes viennent passer leurs vacances et
profitent pour consommer un mariage orfi, puis disparaissent
dans la nature, laissant derrière eux le fruit de quelques
nuits d’amour et une femme désemparée ne sachant quoi faire
de cet enfant. Incapable de trouver le père pour lui donner
son nom, elle se presse pour s’en débarrasser.
Et c’est à ce moment-là que les intermédiaires entrent en
jeu, exploitant ainsi cette situation malheureuse pour tirer
le maximum de profits. Les transactions débutent dès le
début de la grossesse. Ils prennent en charge ces filles,
les dorlotent jusqu’à l’accouchement, puis s’emparent du
nouveau-né dont la commande est déjà passée soit par une
famille aisée habitant en Egypte ou dans un pays du Golfe.
Et ici commence le rôle du second intermédiaire : les femmes
de ménage. Zébeida, une Koweïtienne, est stérile. Elle rêve
d’avoir un enfant et craint que son mari ne prenne une
seconde épouse. Grâce à sa femme de ménage, elle a trouvé
une solution à son problème. Elle a fait croire à son mari
qu’elle était enceinte et a passé la grande partie de sa
grossesse en Egypte, puis est retournée avec un nouveau-né
dans son pays. Et quand ce réseau est en manque pour
satisfaire une commande, ce sont les infirmières qui se
chargent de la mission en volant même un bébé du service.
Dans un hôpital, d’un genre que l’on pourrait dire
particulier, situé au quartier résidentiel de Garden City,
Fayza, infirmière, donne un coup de main efficace au médecin
et directeur de l’établissement. Ce dernier offre des
séjours gratuits et fait des accouchements à des prostituées
n’ayant pas réussi à se faire avorter à temps. En échange,
elles doivent lui laisser leur enfant qu’il vendra plus tard
en dollars.
Après la vente des organes qui a fait un tollé et dont les
victimes ont été de pauvres malades, la crainte de voir un
jour des marchands ambulants vendre à la criée des enfants,
comme ils ont l’habitude de faire pour n’importe quelle
marchandise, n’est pas tellement une fiction.
Chahinaz Gheith