Tariq Ramadan
a été distingué en 2006 par le magazine European Voice pour
son engagement autour de la citoyenneté. Souvent accusé de
mener un double jeu, l’islamologue suisse, petit-fils du
fondateur des Frères musulmans, se montre plutôt cohérent.
Les voies de l'exil
« Je suis européen de culture, égyptien de mémoire, suisse de
nationalité et musulman de religion ». Par cette formule
simple, Tariq Ramadan résume une identité multiple qu’il a
appris à intégrer pour maintenir une certaine cohérence.
D’ailleurs, c’est ainsi qu’il perçoit l’avenir de l’Europe, où
il est né en 1962. « Une Europe multi-identitaire »,
s’exprime-t-il aisément, durant une conférence sur la culture
et la religion, tenue en Finlande fin 2006. Il parle, sans
rester coller à un texte déjà écrit. Surveille sa montre pour
ne pas dépasser le temps que l’on lui a indiqué. « Je reste
très égyptien en matière de temps ! », ironise-t-il. « Il y a
des gens qui ont besoin d’un texte pour se sécuriser, moi le
texte me trouble. A vouloir être proche du texte, je n’arrive
plus à être proche de ma pensée. Par contre, j’ai besoin d’un
plan pour cadrer mes idées », dit cet orateur au verbe facile,
ce voyageur à la mallette, à qui on a souvent quelque chose à
reprocher : répéter les mêmes propos, matin, midi et soir,
faire son numéro pour charmer les foules et les médias,
distiller un discours radical sous couvert d’un autre modéré,
séduire les militants de la gauche alter-mondialiste, être un
homme de chicane ou une pieuvre de l’intégrisme … Son problème
c’est peut-être de ne pas répondre tout à fait à la
caricature-cliché de l’intégriste musulman, bien au contraire,
d’être excessivement charismatique. Il a la barbe trop bien
taillée, l’allure d’un prince oriental ténébreux, ne porte pas
une kalachnikov en bandoulière et condamne les kamikazes
faisant sauter des civils tout en expliquant leur logique …
Avec lui, il faut toujours chercher à contextualiser, à
nuancer, à faire la part des choses. « Je gêne et je sais
pourquoi je gêne. Le soupçon entretenu à mon égard provient
surtout d’un mouvement pour qui la sécularisation relève de
l’anti-religion. C’est une certaine lecture idéologique de la
laïcité qui n’est pas la vraie laïcité française », dit-il
Parfaitement trilingue, il a un accent suisse assez doux, un
anglais précis et un arabe portant les marques de longues
années d’absence. Car ses origines égyptiennes n’empêchent
qu’il est une persona non grata en Egypte, depuis notamment
1995. « A cette époque, les autorités égyptiennes l’ont fait
officiellement comprendre au gouvernement suisse. (D’ailleurs
toujours en 1995, il fut interdit de séjour en France sur les
conseils des services de renseignements égyptiens). En 2005,
je devais faire un film pour la BBC, sur la vie du prophète
Mohamad. On était censé venir en Egypte pour circonstancier
les choses et voir le mufti Ali Gomaa. Au départ, les
autorités avaient dit qu’il n’y avait pas de problème, après
on a décidé de ne pas m’octroyer de visa ». Même s’il raconte
les faits aussi simplement, Ramadan est hanté par l’idée de
revenir. Cela ne se fait pas peut-être de la même manière que
durant ses années d’adolescence lorsqu’il pensait retrouver
l’Egypte —magnifiée à ses yeux — pour s’y installer
définitivement. Toutefois, avoir la possibilité d’y mettre les
pieds quand bon lui semble le tente. « Sadate nous a permis de
rentrer. Entre 1978 et 1985, je voulais m’installer en Egypte,
même si j’ai ressenti hiatus entre cette culture et moi-même.
Je ne suis pas de culture à cent pour cent égyptienne ; j’ai
plutôt une culture et un goût européens. J’ai étudié la
littérature française et la philosophie occidentale. Mais
quand même, j’ai maintenu cette idée de retourner jusqu’à
l’âge de 23-24 ans, après je me suis marié en 1986, j’ai eu ma
première fille en 1987 … ».
Marié à une Française convertie et voilée, père de trois
enfants, en fait, ce n’est pas très difficile de recomposer le
puzzle de sa vie. Une vie, avec notamment trois mythes
fondateurs : l’exil politique de ses parents en 1954, l’Egypte
comme patrie à distance et le fondateur des Frères musulmans,
Hassan Al-Banna, le personnage historique que fut son
grand-père maternel. (Sa mère est la fille aînée de Hassan
Al-Banna et son père Saïd Ramadan, un Frère musulman très
engagé à son tour dans la mobilisation sociale et politique).
Son exil en Europe était d’ordre politique, il avait confiance
en ses références grâce à des parents militants de l’islam,
qui avaient la résistance dans la peau. Ce, contrairement à la
majorité d’émigrés économiques qui ont mis environ deux
générations pour que leurs repères se stabilisent. Et malgré
cela, Tariq Ramadan n’affichait pas ses convictions
religieuses pour des raisons professionnelles jusqu’à la fin
des années 1980. Il explique le déclic qu’il a eu à travers
les questions-réponses du livre L’Islam en questions (Actes
Sud, 2000), comment il s’est rendu compte que ce qu’il était
n’était pas réellement ce qu’il vivait : « J’étais en train
d’expliquer aux jeunes de reconnaître les autres cultures et
de les respecter ; (il était devenu doyen d’un établissement
secondaire supérieur à 25 ans) mais, dans le même temps, on
m’imposait presque de nier la mienne. (…) J’avais cette
impression dérangeante que, pour pouvoir être reconnu par mes
pairs, je devais très souvent me justifier et, somme toute,
m’amputer de ce qui faisait la spécificité de ma conviction.
J’ai finalement démissionné. (…) J’avais envie d’être plus
libre et de travailler de l’intérieur à la compréhension
mutuelle entre les religions et les cultures ». De 1979 à
1992, c’est-à-dire de la révolution iranienne à la guerre du
Golfe en passant par la première affaire du foulard à Creil en
1989, s’est faite la maturation de sa prise de conscience.
Depuis, il se réclame du réformisme musulman. Son prochain
ouvrage s’intitule d’ailleurs La Réforme radicale. D’après
lui, cela fait plus de 100 ans que l’on parle de l’ijtihad
(interprétation religieuse) sans parvenir à un vrai
changement, car on a atteint des limites. « On fait
actuellement du bricolage de fiqh pour s’adapter à une
nouvelle donne, c’est une réforme d’adaptation ». Or selon
Ramadan, on a de plus en plus besoin de savants du texte et du
contexte (oulémas d’al-nossous wal waqea), ceux qui ont une
parfaite connaissance des textes, des sources de la
jurisprudence et du monde dans sa complexité. Il explique, en
effet, que pour émettre un avis religieux aujourd’hui, mieux
vaut avoir des maîtres en sciences exactes, humaines ou
expérimentales … « Cela peut déplacer le champ d’investigation
légale. C’est ce que j’appelle la réforme radicale, ou le
déplacement du centre de gravité de l’autorité en islam »,
dit-il, ajoutant que « les trois maîtres mots du fiqh
contemporain sont : maslaha, haga, daroura, ou respectivement,
intérêt, besoin, nécessité ».
Les choses s’expliquent de bout en bout. Et Tariq Ramadan, en
professeur et académicien, peut passer des heures à développer
sa théorie, faisant la différence entre la réforme
d’adaptation et celle de la transformation dont il est
tributaire. Les exemples qu’il cite, parlant économie,
rappelle aussi que l’on est face à un militant tiers-mondiste,
qui rivalise sur les podiums avec un José Bové « ébranleur ».
Ensuite, il mentionne quelques-uns de ses titres présentant
l’islam sous une éthique humaniste et universaliste. Les
références islamiques et occidentales se mélangent dans son
discours. Un intellectuel religieux ou un clerc séculier ? «
Si dans les années 1990, on avait tendance à le classer comme
un islamiste modéré, aujourd’hui je dirai qu’il se présente
plutôt comme un intellectuel musulman et un activiste
politiquement engagé. Il a connu un mûrissement, s’adaptant de
plus en plus au contexte européen. Il a peut-être compris
qu’être islamiste modéré en Europe ne sert à rien. En Turquie,
cela peut mener à la fondation d’un parti islamique, mais ce
n’est pas le cas en Europe », souligne le politologue Amr
Al-Chobaki, spécialiste des mouvements islamiques.
Tariq Ramadan reconnaît avoir évolué notamment en ce qui
concerne la laïcité. Auparavant, il demandait des espaces au
sein de la laïcité pour que les musulmans puissent vivre leur
foi et réclament des réaménagements. « Durant quinze ans, j’ai
étudié les textes de lois de la laïcité française et trouvé
qu’il fallait les préserver car ils constituent une garantie
de la liberté de culte. On n’a pas de problème avec la
laïcité, juste avec son application ». Ramadan poursuit : « En
mars 2004, on a promulgué une nouvelle loi sur les signes
religieux, ce qui voulait dire que l’ancienne loi ne les
interdisait pas ». L’islamologue et philosophe a connu des
années troubles en France et fut même taxé d’antisémitisme.
Actuellement, il est plutôt à sa période londonienne où il
enseigne au Saint Anthony College d’Oxford et vit dans la
banlieue d’Ealing. Tony Blair l’a nommé, en 2005, conseiller
en religion sur les questions du radicalisme, de la jeunesse
musulmane et du terrorisme. Ainsi compare-t-il les modèles
français et anglais d’intégration. « Dans le système
anglo-saxon, la nature du lien ethnico-social régule davantage
les relations interpersonnelles à l’intérieur des communautés
importées et provoque donc moins de violence sociale, mais il
n’en demeure pas moins que les communautés ne se mélangent
pas. Les banlieues françaises comme les quartiers résidentiels
sont de véritables ghettos sociaux et économiques. Le discours
politique français voue aux gémonies la référence au
communautarisme religieux sans voir que le véritable
communautarisme qui mine sa société est de nature
socio-économique. Or, il se trouve que les Noirs, les Arabes
et les musulmans sont proportionnellement les plus pauvres et
les plus marginalisés. Ce que l’Angleterre a déterminé par
l’ethnie, la France l’organise par le porte-monnaie », a-t-il
écrit le 9 novembre 2005.
Loin du contexte égyptien, sa lutte se situe plutôt en Europe,
conciliant citoyenneté et islam. D’ailleurs, arrivé en Egypte
dans les années 1970, il retrouve des gens très orientés vers
le pouvoir, une instrumentalisation des références religieuses
à d’autres fins. Ce n’était guère l’image idéaliste qu’il se
fait de son grand-père, comme un homme au service de Dieu et
du peuple, ou de son père, représentant le lien spirituel et
intellectuel avec son aïeul. « A la mort de mon père en 1995,
il est reconnu comme une autorité morale par les Frères, mais
il n’était plus du tout dans la structure », avance Tariq
Ramadan dont certains responsables de la mouvance des Frères
trouvent qu’il va trop loin et trop vite dans ses analyses et
qu’il se situe dans une perspective tout à fait autre que la
leur. Lui, ce qu’il préfère garder de son héritage familial
c’est une grande spiritualité et un rejet de la violence.
C’est aussi cette manière « libérale » d’éduquer ses enfants
de façon à leur donner les moyens de leur autonomie, les
outils pour choisir en toute connaissance de cause. « Je suis
très discipliné dans ma relation avec mes enfants. Jusqu’à
l’âge de 12 ans, je passais une demi-heure tous les matins
pour discuter avec eux. Ils sont restés avec moi en Egypte
pendant un an et demi et ont appris l’arabe ». Forcément, ils
ont connu une vie plus facile que la sienne. Ils n’ont pas
connu ce trouble intérieur qu’il décrivait voyant son père,
silencieux et très seul, noyé dans la mémoire et l’amertume.
Il dit, comme pour rappeler qu’il devait continuer la route :
« Le silence des morts est pourtant lourd de sens, comme les
invocations de ceux qui subissent l’injustice ».
Il faut
savoir être à l’écoute.
Dalia
Chams